1. La naissance de Sylvain Berrut
Fils aîné d’une famille de treize enfants, Sylvain Berrut est né le 18 juillet 1877 dans le petit village de Troistorrents, situé dans le Val d’Illiez, en Suisse, dans le Valais. A cette époque, ce canton est très pauvre et Sylvain passe son enfance à aider ses parents aux travaux de leur petite exploitation agricole. À l’âge de vingt ans, il part pour Paris où il se lance dans l’hôtellerie. Il est d’abord engagé aux postes de groom et de valet de chambre.
Afin d’apprendre l’anglais et de compléter sa formation professionnelle, il part pour l’Angleterre où il rencontre Blanche Vincent qu’il épouse, puis il fait un séjour en Allemagne où il acquiert de solides bases d’allemand.
2. Ses débuts dans l’hôtellerie
De retour à Paris, son expérience et la maîtrise des langues étrangères lui permettent d’obtenir une promotion. Il devient concierge à l’hôtel Meurice, rue de Rivoli où il reste jusqu’en 1905. Il est alors engagé à l’Hôtel Bedford, 17 rue de l’Arcade, d’abord comme concierge, puis comme directeur. Cet hôtel de soixante-cinq chambres appartient alors à un avocat anglais, Sir Thomas Barclay, qui y vit et y reçoit ses amis, des artistes, des écrivains et des hommes politiques de l’époque.
Meilleur hôte que gestionnaire, Sir Thomas Barclay met l’hôtel en difficultés financières car il mène une vie sociale exubérante aux frais de l’établissement. Face à cette situation, les actionnaires de la société « The Hotel Bedford Limited » se voient obligés de se dessaisir de leurs participations.
3. La prise en charge de l’hôtel par Sylvain Berrut
Sylvain Berrut, qui croit en l’avenir de cet hôtel, décide de le prendre en main. Promu au poste de directeur en 1907, il en améliore la gestion et engage son frère Edmond comme Concierge. Petit à petit, il devient le propriétaire du Bedford.
Le Bedford est un hôtel où règne une atmosphère familiale. La clientèle se compose principalement d’amateurs, d’industriels, de rentiers qui viennent de province avec leurs épouses. Leurs séjours peuvent durer plusieurs mois. Souvent, ils voyagent avec leur personnel (chauffeurs, dames de compagnie) qui est logé avec les employés de l’hôtel dans les chambres mansardées du sixième étage. Le personnel, très attentif à cette clientèle d’habitués, s’attache à soigner ses hôtes et à leur offrir un service de qualité.
Rue Pasquier, Devant la grille du Bedford. À gauche, Sylvain Berrut, À droite, son frère Edmond, pendant les inondations de 1910. |
Autodidacte, Sylvain lit beaucoup. Par sa force de travail et sa détermination, il parvient à mener à bien tout ce qu’il entreprend. Toujours élégant, il est aussi très strict sur la tenue de ses deux enfants, René, né le 9 octobre 1904 et Blanche, née le 23 décembre 1907. Il leur enseigne dès leur plus jeune âge l’importance de l’instruction et de la connaissance des langues étrangères. Ces derniers vivent avec leur mère au Vésinet et Sylvain, logé à l’Hôtel Bedford, leur rend de fréquentes visites. Il consacre beaucoup de temps à son travail et ses nombreux amis apprécient en lui l’homme raffiné et instruit autant que sa clairvoyance et sa gentillesse.
En 1914, il reçoit les Palmes d’Officier d’Académie du Ministre des Beaux Arts.
Sylvain Berrut, entouré de sa sœur Noémie, sa femme Blanche et leurs enfants Blanchette et René. Au Portel (Pas-de-Calais), 1910. |
4. Le départ pour la guerre
En cette même année éclate la Première Guerre mondiale. Sylvain, qui avait adopté la nationalité française, part se battre pour la France.
Remarqué par le général Lacapelle, commandant du Premier Corps d‘Armée, il devient son ordonnance et le suit dans tous ses déplacements. A plusieurs reprises, le général Lacapelle saluera son courage et son dévouement tout au long des quatre années de guerre. Il sera décoré de la Médaille militaire et de la Croix de Guerre. Edmond Berrut, son frère, est lui aussi mobilisé. Leur frère Maxime, qui n‘avait pas pris la nationalité française, dirige alors l’Hôtel Bedford en leur absence.
Malheureusement, le 8 juillet 1918, Sylvain meurt des suites d’une grave blessure à l’âge de quarante et un ans. Le général Lacapelle lui rend hommage dans une série de lettres adressées à son frère Maxime Berrut.
Comme chacun le sait, cette guerre fut terrible. À la lecture de la lettre de Sylvain à son épouse, datée du 24 décembre 1914, on peut mesurer la tragédie que ces hommes ont vécue. Il nous laisse à travers ce testament un témoignage poignant de ce drame.
Traduction de la lettre de Sylvain Berrut à son épouse lors de son premier noël au front
Ma Chère Blanche,
C’est demain Noël. Je te souhaite une bonne année et, pour nous tous, j’espère avoir la grande chance de revenir sain et sauf, de travailler pour toi et les enfants pour que nous retrouvions enfin le bonheur. Nous ne réalisons pas combien nous sommes heureux en temps de paix, et combien nous devrions profiter de la vie. Après des années de dur labeur, il est difficile pour nous, soldats, de laisser femme et enfants et de vivre avec l‘idée qu‘à chaque instant la mort peut survenir.
Si je ne reviens pas, qu’adviendra-t-il de toi ? Tu auras suffisamment d’argent pour vivre et élever les enfants, mais que deviendront-ils ? Je souhaite qu’ils fassent de bonnes études, que René soit dans les affaires. Blanchette s’en sortira bien avec une bonne éducation, mais seras-tu assez forte pour les guider ? Je ne devrais pas parler de ces choses-là maintenant, mais ces derniers jours ont été si difficiles qu’on ne peut prévoir ce qui arrivera. Quoiqu’il en soit, je te souhaite d’être heureuse, et que tu donnes à nos enfants une parfaite éducation.
Nous avons eu un temps affreux et tu ne peux pas imaginer dans quel état se trouve le sol avec les inondations que nous avons eues dans toute la région.
Hier et la nuit dernière, nous avons affronté une terrible bataille dans laquelle notre régiment qui comptait 2400 hommes en a perdu 700. Si je ne vous avais pas, les enfants et toi, je préférerais à certains moments mourir tant les conditions sont dramatiques. Quand retrouverons-nous de meilleurs temps ? Bientôt, je l’espère.
Voilà, ma chère Blanche, je t’envoie, ainsi qu‘aux enfants, mes meilleurs vœux et mes plus tendres baisers.
P.S. J’envoie des lettres à René et Blanchette.
Ne détruis pas cette lettre, je souhaite qu‘ils la gardent pour toujours.